Le corps comme archive : entretien avec Faustin Linyekula

Door Margot Luyckfasseel, op Sun May 28 2023 22:00:00 GMT+0000

Au Kunstenfestivaldesarts, Faustin Linyekula active l’archive de son propre corps. La danse peut-elle être une stratégie pour invoquer les femmes de sa famille ou pour raconter ce que les archives coloniales ne peuvent pas ? Le chorégraphe congolais parle du corps résistant, de la restitution et de sa lutte contre ‘l'hypercentralisation de la vie’.

Fin mai, le chorégraphe congolais Faustin Linyekula présente sa nouvelle pièce My Body, My Archive à Bozar dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Linyekula y explore son passé, entouré de sculptures représentant ses ancêtres féminines et accompagné à la trompette par Heru Shabaka-Ra (Sun Ra Orchestra). Il affirme lui-même avoir l'impression de présenter le même spectacle depuis des années, seuls les titres et les collaborateurs changent. En effet, le travail de Linyekula est une quête permanente du sens de son nom. Pour l’artiste, ce nom ne se limite pas aux lettres qui l'identifient, mais ouvre aussi un réseau complexe de relations : avec lui-même, avec l'histoire, avec la géographie et avec les autres. En 2018, il a présenté Banataba à l'extérieur du Musée de l'Afrique à Tervuren, en collaboration avec Moya Michael. Les mêmes thèmes reviennent effectivement cinq ans plus tard : la restitution, la fragmentation coloniale de la transmission des connaissances et le rôle des femmes dans l'histoire.

On connait Linyekula comme chorégraphe et danseur, mais lui-même préfère le terme raconteur d’histoires. Malgré une carrière internationale impressionnante, il n'a pas hésité à établir ses Studios Kabako à Kisangani, sa ville natale qui est uniquement accessible par voie aérienne ou fluviale à partir de Kinshasa, la capitale congolaise. Après tout, les histoires d'exil ne l'intéressent pas. Les Studios Kabako visent à être bien plus qu'un simple lieu de résidence pour sa compagnie de danse : c'est un espace dédié à l'expérimentation artistique et à l'échange entre jeunes créateurs congolais. Pour Linyekula, la création d'espaces d'imagination est la mission fondamentale de l'artiste.

En 2020, une version antérieure de My Body, My Archive devait être présentée au Tate Modern à Londres, mais la pandémie en a décidé autrement. En 2023, une performance sur la manière dont le corps traite les traumatismes intergénérationnels et la fragmentation des connaissances coloniales reste d'une grande pertinence. Il y a quelques mois, la Commission Congo du parlement belge s'est soldée par un échec en raison de désaccords sur les excuses à présenter pour le passé colonial. Entretemps, le conflit qui sévit depuis des décennies dans l'est de la République démocratique du Congo continue de coûter de nombreuses vies. La pratique artistique de Linyekula se situe à la délicate intersection entre passé et présent. Comme il le dit lui-même : si l'histoire ne nous donne pas de réponses, peut-être que les artistes en sont capables ?

My Body, My Archive à Lausanne, mars 2023 (c) Sarah Imsand

Ton nouveau spectacle s'intitule My Body, My Archive. Comment est-ce que cette notion du corps en tant qu’archive s’est présentée ?

‘Avant l'arrivée du colonisateur, nos peuples n'avaient pas d'écriture, mais ils archivaient leurs expériences de différentes manières, à travers les masques, les sculptures, les chants et les récits. Toutes ces formes d'archivage ont été brisées avec l'arrivée des colons, qui ont imposé un autre type d'archive. Cela signifie que lorsque l'on s'intéresse à notre histoire, ou lorsque l'on pose la question de l'archive, il faut chercher différemment. Surtout parce que la plupart de ces archives précoloniales – les archives qui n'ont pas été détruites – ont été enlevées. Je parle souvent du Congo comme d'un miroir brisé par l'histoire. Les morceaux de ce miroir sont dispersés dans le monde entier. Le Musée de l'Afrique à Tervuren est un exemple important d'un endroit où de nombreux fragments de notre miroir ont été emmenés. Si nous n'avons pas accès à ce type d'archives au Congo, vers quoi pouvons-nous nous tourner pour nous comprendre ? Même si l'archive coloniale nous était accessible, nous ne pouvons pas nous y fier car c'est l'archive du vainqueur.’

‘Cette prise de conscience m'a amené à me demander si mon propre corps pouvait être une sorte d'archive. Même un bébé né aujourd'hui porte en lui les expériences des générations précédentes. La danse pourrait-elle être un moyen d'explorer mon corps ? Il ne s'agit pas de dire à mon corps ce qu'il doit faire, mais de le placer dans des états où il pourrait peut-être - je l'espère - commencer à parler. Si mon corps commence à parler, suis-je capable de comprendre ce langage qui émane de l'expérience des générations qui m'ont précédé ? Je ne le sais pas, mais je vais certainement poser la question.’

‘La difficulté d'accéder aux archives nationales m'a également amené à explorer les archives de ma propre famille. Ces dernières années, je me suis rendu dans le village de mon grand-père maternel pour connaître notre histoire familiale. Lorsque nous parlons de l'histoire d'une famille, nous devons d'abord remarquer que seuls les noms des hommes sont transmis. J'ai commencé à interroger les gens autour de moi. Où sont les femmes ? Pourquoi ne parlons-nous pas d'elles ? C'est alors que j'ai réalisé que toutes ces femmes, mes grands-mères, pourraient aussi être une partie de moi, car je suis leur fils. La danse pourrait-elle être un moyen de réveiller les femmes qui sont en moi ? J'ai fait appel à un sculpteur lengola appelé Gbaga et je lui ai demandé de représenter les femmes de mon clan, car dans la culture lengola, les sculptures peuvent faire revivre les ancêtres. Si l'histoire ne nous donne pas de réponses, peut-être que les artistes en sont capables.’

Dans un autre entretien tu as dit que l'histoire du Congo est une histoire de violence contre le corps. Comment ce corps congolais, qui a subi tant de violence, peut-il se libérer ?

‘En réalité, non seulement l'histoire du Congo, mais l'histoire en général peut être étudiée à travers l'évolution des formes de violence infligées au corps. Même dans les sociétés européennes, tous les systèmes sociaux et politiques semblent être conçus d'une manière ou d'une autre pour contenir le corps. La religion, par exemple, est un moyen de contrôler le corps. Même si la violence n'est pas aussi littérale que couper des mains, torturer ou exécuter, il existe d'autres formes de violence et d'enfermement du corps, même dans les sociétés occidentales.’

‘En ce qui concerne le Congo : il est vrai que la violence contre le corps peut être prise au sens littéral. Le viol des femmes est utilisé comme arme de guerre, les gens sont torturés et assassinés. Pourtant, même au milieu de tout cela, les corps semblent résister à leur manière à cette dégradation permanente. Même dans le contexte congolais, le corps a toujours refusé de se laisser enfermer : il devient en fait le rempart ultime contre l'emprisonnement, contre la violence. Le corps résiste, entre autres, à travers la danse. Beaucoup de danses populaires congolaises ont été inventées dans la rue. Quand je vois comment les shegues (les enfants des rues, ndlr) inventent des danses dans la rue, je vois des corps qui s'échappent, qui refusent de se soumettre. Finalement, nous n'avons pas besoin d'aider le corps, c'est le corps qui nous aidera.’

My Body, My Archive à Lausanne, mars 2023 (c) Sarah Imsand

La danse peut-elle être aussi une façon d'oublier ?

'Non, certainement pas. Surtout pas l’oubli. Au contraire, nous devons activer le corps pour qu’il se souvienne. Car si le corps est capable de se souvenir, il se souviendra peut-être des stratégies de survie de ceux qui nous ont précédés. Nous ne pouvons pas oublier les stratégies que nos ancêtres ont inventées et inscrites dans le corps, précisément parce que la violence est perpétuelle.'

Tu parles de formes de mémoire qui fonctionnent de manière radicalement différente des archives coloniales écrites, par exemple les masques et les sculptures. La question de la restitution est un sujet récurrent dans ton travail.

‘La question que je me pose est la suivante : que signifie la restitution en dehors des discussions entre élites intellectuelles et politiques ? Que signifie-t-elle à Banataba, le village de mon grand-père, le village de mes ancêtres ? Comment la question de la restitution peut-elle aller au-delà de la restitution d'objets et devenir un moyen de réappropriation de notre histoire au niveau local ? Pour moi, ce ne sont pas les masques et les sculptures en eux-mêmes qui sont le plus importants. Ce qui importe, c'est que les jeunes qui grandissent aujourd'hui à Banataba sachent comment fabriquer de tels masques et sculptures et comment y inscrire l'histoire d'aujourd'hui. Ce serait une forme de restitution plus intéressante que de ramener des objets et de les placer dans des musées, où ils deviennent des prisonniers, comme était le cas en Europe depuis des décennies. Attention, cette forme de restitution peut également être précieuse, mais pas tout le monde a les moyens de se rendre à Kinshasa pour visiter un musée. Ce qui m'intéresse, c'est la restitution du savoir, la restitution au niveau des communautés. Que pouvons-nous créer lorsque nous savons comment archiver comme nos ancêtres ? De plus, nous pouvons également archiver aujourd'hui à travers la vidéo et d'autres technologies. Qu'est-ce que cette combinaison de moyens d'archivage peut provoquer ?'

Tu prends cette critique de la prétendue centralité de Kinshasa au sérieux. En 2006, tu as décidé de déménager ton Studio Kabako de la capitale à Kisangani, dans le nord-est du Congo. Kisangani est la ville où tu as grandi, mais c'était aussi une démarche délibérée pour remettre en question la centralité de Kinshasa ?

'Dans la danse, il y a toujours une notion de centre et de périphérie par rapport à l'espace. Cette notion nous est parvenue en héritage colonial car les espaces théâtraux dans lesquels nous évoluons aujourd'hui sont une conception européenne. Ils ont été développés par les Italiens pendant la Renaissance. C'est un théâtre frontal : le meilleur endroit pour assister à un spectacle était la loge royale – la loge des puissants – autour de laquelle tout le théâtre était construit. À la même époque, la perspective en peinture et la cartographie ont été inventées. Cela s'est produit au moment où l'Europe conquérait le monde et essayait de le construire à ses dimensions. Car la cartographie réduit le monde. Tout comme le bâtiment du théâtre, elle propage un regard unilatéral et dominant sur le monde. Mais plus tard, nous avons compris que plusieurs perspectives existent. Le regard européen, ou le regard du roi dans le théâtre depuis sa loge, n'est qu'un parmi tant d'autres. Le centre n'a peut-être pas besoin d'être un endroit fixe. Il y a autant de centres qu'il y a de danseurs dans l'espace.'

'Dès que j'ai compris cela, je me suis rendu compte que je pouvais être à Kisangani et pourtant être au centre du monde. Car Kinshasa n'est qu'un point, Kisangani en est un autre, tout comme Sydney, Tokyo ou Paris : ce ne sont que des points. Aucun point n'est plus important qu'un autre. C'était ma position de départ, ma philosophie générale. La République démocratique du Congo a toujours été un État extrêmement centralisé. Il semble qu'il n'y ait pas de vie possible en dehors de Kinshasa. Pour moi, créer un projet comme les Studios Kabako à Kisangani est aussi une façon de résister à cette hypercentralisation de la vie. À Kisangani, ou ailleurs, la vie est possible si nous partons du principe que nous pouvons nous construire à partir de n'importe quel point, de notre propre centre du monde.'

My Body, My Archive à Lausanne, mars 2023 (c) Sarah Imsand

Tu présentes tes spectacles aussi à Kisangani et même à Banataba, le village natal de ton grand-père. Comment cette expérience diffère-t-elle de tes performances en Europe ?

'Dans le monde entier, l'art contemporain est perçu comme quelque chose d'un peu bizarre. La question pour moi est la suivante : est-il possible de créer un sentiment d'identification avec cet animal étrange ? Est-il possible pour moi d'être à Banataba, de présenter ma performance et de permettre aux gens de reconnaître quelque chose, même s'ils ne comprennent pas tout ?'

'Peut-être la plus grande différence entre les performances en Europe et au Congo est que les spectateurs congolais ne me regardent pas avec un bagage d'histoire de l'art occidentale. Ils ne cherchent pas à comparer avec la performance de tel ou tel artiste européen qui a fait ceci ou cela. Les intellectuels le font parfois et disent que mon travail "n'est pas assez africain". En réalité, leur définition de ce qu'est africain est une reproduction du regard colonial. Mais la plupart des gens qui viennent assister à mes performances au Congo ne regardent pas avec ce bagage restrictif. Ils ne se demandent pas si c'est africain ou non. Ils sont présents, dans l'instant. Si mon travail les touche, il les touche. Ils n'attendent pas la fin de la performance pour l'exprimer. Et j'ai besoin de ça, tout comme j'ai besoin de jouer en Europe. L'ensemble du projet colonial visait à faire de nous de petits Européens. Eh bien, cela a fonctionné : je suis aussi Européen. J'essaie simplement d'établir une connexion avec les gens, qu'ils soient au Congo ou en Europe.'

En Europe, il y a une attente que ton travail soit ‘africain’ ?

‘Il y a vingt ans, un article dans un journal français parlait de moi. La conclusion était la suivante : Faustin Linyekula a du talent, mais il le gaspille en ne voulant pas être africain. Apparemment, il y a encore des gens aujourd'hui qui savent ce que signifie être "africain". Si je fais ce que je fais, c'est précisément parce que je ne sais pas ce que cela signifie d'être africain. Je vois comment les Africains se réinventent constamment, ainsi que leurs langues et leur mode de vie. Tout le temps. Des éléments externes, actuellement souvent en provenance de Chine, sont intégrés ou rejetés de manière créative. Il y a un processus de réinvention permanent en cours.’

‘Au fil du temps, j'ai appris à ne pas dépenser d'énergie pour combattre ce genre d'attentes et de préjugés. C'est peut-être pourquoi je ramène mon travail à mon corps, à mon nom, à mon expérience personnelle. J'espère que cela me donne la possibilité d'avoir une rencontre en tant qu'être humain, certes avec ma propre histoire spécifique, que j'embrasse pleinement, mais avant tout en tant qu'être humain. Peut-être être universel est être très local. Nous avons tous un corps. Être aussi local que simplement "être dans notre corps" est le point de départ de l'universalité.’

‘Si je creuse sous mes pieds – juste en dessous de mes pieds, je ne vais pas loin – je pourrais atteindre cette nappe d’eau qui est là-bas. Toi aussi, tu peux l'atteindre là où tu creuses. Il s'agit de se connecter, non pas à travers nos idées, mais sous nos pieds. Cela signifie que tout le monde est ancré. Comme les arbres. Chaque arbre se trouve à un endroit spécifique. Et pourtant, ils communiquent tous. La forêt entière communique.’

My Body, My Archive est présenté au Bozar dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts du 29 au 30 mai (toutes les séances sont complètes)